LIANE LE VOYAGEUR
Dans la sombre forêt marchait Liane le voyageur, traversant les clairières ombreuses d’un pied léger. Il sifflait, il chantait, il était manifestement d’excellente humeur. Autour de son doigt il faisait tourner un bout de bronze ouvragé, un anneau gravé de petits caractères anguleux, maintenant noirci.
Par un heureux hasard il l’avait trouvé, entourant la racine d’un ancien if. En le dégageant avec son couteau, il avait vu les caractères à l’intérieur, symboles puissants, grossièrement gravés, sans aucun doute une redoutable rune antique… Mieux valait le porter à un magicien et le faire examiner pour connaître cette sorcellerie.
Liane fit une grimace. Ce n’était peut-être pas prudent. Parfois il lui semblait que toutes les créatures vivantes conspiraient pour l’exaspérer. Ce matin encore le marchand d’épices… quel tumulte il avait causé en mourant ! Avec quelle négligence il avait éclaboussé de sang les sandales à crêtes de coq de Liane. Cependant, pensa-t-il, tous les désagréments ont une compensation. C’était en creusant la tombe qu’il avait trouvé l’anneau de bronze.
La bonne humeur de Liane revint ; il se mit à rire, de joie pure. Il bondit, il caracola. Sa cape verte claquait derrière lui, la plume rouge de son chapeau dansait… Mais cependant – et Liane se calma – il n’était pas plus proche du mystère de la magie, si la bague possédait une magie.
Expérimenter, voilà !
Il s’arrêta où le soleil rubis filtrait à travers le haut feuillage, examina l’anneau, retraça les caractères avec son ongle. Il regarda de plus près. Au travers. Une légère pellicule, un scintillement ? Il le tint à bout de bras. C’était manifestement une couronne. Il ôta son chapeau, plaça le bandeau sur son front, roula ses grands yeux dorés, se pavana… Bizarre. L’anneau glissa sur ses oreilles, tomba sur ses yeux. Ténèbres. Frénétiquement, Liane l’arracha… Une bague de bronze, un anneau large comme le doigt. Singulier.
Il essaya encore. Le bandeau glissa sur sa tête, sur ses épaules. Sa tête était dans l’obscurité d’un étrange espace séparé. En baissant les yeux, Liane vit le niveau de la lumière extérieure baisser tandis qu’il lâchait l’anneau.
Lentement… Il était maintenant autour de ses chevilles… Alors, soudain pris de panique, Liane saisit le cercle et le fit remonter tout le long de son corps… et émergea en clignant des yeux dans la lumière rouge sombre de la forêt.
Il perçut un éclair bleu-blanc, vert-blanc parmi le feuillage. C’était un homme-Twk, monté sur une libellule dont les ailes étincelaient. Liane l’appela :
— Ici, monsieur ! Ici !
L’homme-Twk percha sa monture sur une brindille.
— Eh bien, Liane, que veux-tu ?
— Regarde bien, et rappelle-toi ce que tu auras vu.
Liane fit passer l’anneau sur sa tête, le laissa tomber à ses pieds, le remonta. Il leva les yeux vers l’homme-Twk qui mordillait une feuille.
— Et qu’est-ce que tu as vu ?
— J’ai vu Liane disparaître aux yeux des mortels, à part le bout retroussé de ses sandales rouges. Tout le reste n’était que de l’air.
— Ha ! s’écria Liane. Imagine un peu ! As-tu jamais rien vu de pareil ?
L’homme-Twk demanda négligemment :
— As-tu du sel ? J’ai besoin de sel.
Liane coupa court à son exubérance, et il examina attentivement l’homme-Twk.
— Quelles nouvelles m’apportes-tu ?
— Trois erbs ont tué Glorejin le Bâtisseur de Rêves, et ont fait éclater toutes ses bulles. L’air au-dessus de la demeure est resté coloré pendant plusieurs minutes par les fragments qui voltigeaient.
— Un gramme.
— Le seigneur Kandive le Doré a fait construire un grand bateau en bois de mo sculpté de dix longueurs de haut, et il flotte sur la rivière Scaum pour les régates, bourré de trésors.
— Deux grammes.
— Une sorcière dorée nommée Lith est venue s’installer dans la Prairie de Thamber. Elle est paisible et très belle.
— Trois grammes.
— Ça suffit, dit l’homme-Twk, et il se pencha pour regarder Liane peser le sel sur une minuscule balance.
Il le rangea dans les deux petits paniers du bât de la libellule, puis il talonna l’insecte et s’envola dans la forêt.
Une fois encore, Liane essaya l’anneau de bronze, et cette fois il le fit complètement glisser jusqu’à ses pieds, en sortit et le ramassa derrière lui dans les ténèbres. Quel merveilleux asile ! Un trou dont l’ouverture pouvait être cachée dans le trou lui-même ! Il posa l’anneau devant lui, y entra, le ramena le long de son corps svelte par-dessus ses épaules, et repartit sous les arbres avec une petite bague de bronze au doigt.
Ha ! Et tout droit vers la Prairie de Thamber pour voir la belle sorcière dorée.
Elle habitait une simple hutte de roseaux tressés, une case en dôme avec deux fenêtres rondes et une porte basse. Il aperçut Lith au bord de l’étang, jambes nues parmi les plantes aquatiques, attrapant des grenouilles pour son souper. Son jupon blanc était retroussé sur ses cuisses ; elle se tenait parfaitement immobile, et l’eau sombre ondulait en cercles autour de ses genoux ronds.
Elle était plus belle que Liane n’aurait pu l’imaginer ; on eût dit qu’une des bulles perdues de Florejin était venue éclater là sur l’eau. Sa peau était d’or pâle crémeux, ses cheveux d’un or plus éclatant. Et ses yeux, comme ceux de Liane, immenses et dorés, bien écartés et légèrement étirés.
Liane avança sur la berge. Elle sursauta et le regarda, les lèvres pulpeuses entrouvertes.
— Regarde, sorcière dorée, voici Liane. Il vient te souhaiter la bienvenue à Thamber ; et il t’offre son amitié, son amour…
Lith se baissa, ramassa une poignée de vase et la lui lança à la figure.
Hurlant les plus violents jurons, Liane s’essuya, mais déjà la porte de la hutte avait claqué.
Il y courut et tapa du poing.
— Ouvre et montre ta figure de sorcière, ou je mets le feu à ta cabane !
La porte s’ouvrit, et la fille apparut, souriante.
— Quoi encore ?
Liane entra et se jeta sur elle, mais vingt traits effilés jaillirent, vingt aiguilles lui percèrent la poitrine. Il recula, les sourcils relevés, la bouche grimaçante.
— Couché, acier, dit Lith, et les lames disparurent. J’aurais pu facilement atteindre ta vitalité, si je l’avais voulu.
Liane fronça les sourcils et se frotta le menton.
— Comprends-tu la sottise que tu as faite ? Liane est craint par ceux qui craignent la crainte, aimé de ceux qui aiment l’amour. Et toi… Toi, tu es belle comme un beau fruit mûr, tu es avide, tu étincelles et tu frémis d’amour. Tu plais à Liane, et il te donnera beaucoup de chaleur.
— Non, non, répondit Lith en souriant. Tu es trop pressé.
Liane parut surpris.
— Vraiment ?
— Je suis Lith. Je suis ce que tu dis que je suis. Je fermente, je brûle, je bouillonne. Mais je ne puis avoir d’autre amant que celui qui m’a servi. Il doit être brave, rapide, rusé.
— C’est moi, déclara Liane. Mais généralement, ça ne se passe pas ainsi. Je déteste cette indécision. Viens, que nous…
Elle recula.
— Non, non. Tu oublies. Comment m’as-tu servie, comment as-tu gagné le droit à mon amour ?
— Absurdité ! tempêta Liane. Regarde-moi ! Observe ma grâce parfaite, la beauté de mon corps et de mes traits, mes grands yeux, dorés comme les tiens, ma volonté et mon pouvoir manifestes… C’est toi qui devrais me servir. Et il en sera ainsi. Femme, sers-moi du vin, ordonna-t-il en se laissant tomber sur un divan bas.
Elle secoua la tête.
— Dans ma petite hutte ronde, je ne puis être forcée. Dehors, peut-être, dans la Prairie de Thamber… mais ici, parmi mes coussins bleus et rouges, avec vingt lames d’acier à mon service, tu dois m’obéir… Alors choisis. Ou tu te lèves et tu pars, pour ne jamais revenir, ou tu acceptes de me servir pour une toute petite mission, et ensuite tu m’auras, moi et toute mon ardeur.
Liane se redressa. Singulière créature, cette sorcière dorée. Mais elle valait bien que l’on se donnât un peu de mal, et il lui ferait payer son impudence.
— Très bien, dit-il calmement, je te servirai. Que veux-tu ? Des bijoux ? Je pourrais t’étouffer de perles, t’aveugler de diamants. J’ai deux émeraudes grosses comme ton poing, et ce sont des océans verts où le regard est prisonnier et erre à jamais parmi les prismes céladon…
— Non, pas de bijoux…
— Un ennemi, peut-être ? Si simple ! Liane te tuera dix hommes. Deux pas en avant, une feinte et puis… ainsi, dit-il en se fendant. Et les âmes montent, comme des bulles dans un hanap d’hydromel.
— Non. Je ne veux tuer personne.
Il se rassit, perplexe.
— Quoi donc, alors ?
Elle recula vers le fond de la pièce et écarta une portière, qui révéla une tapisserie dorée. Elle représentait une vallée bordée de montagnes abruptes, une large vallée où coulait une rivière paisible, passant devant un village endormi et sous un bouquet d’arbres. Dorée était la rivière, dorées les montagnes, dorés les arbres, d’ors si variés, si riches, si subtils que l’effet était celui d’un paysage aux couleurs nombreuses. Mais la tapisserie avait été grossièrement coupée en deux. Liane la contempla, fasciné.
— Exquise, exquise…
— C’est la vallée magique d’Ariventa. L’autre moitié m’a été volée, et le service que je te demande, c’est de me la retrouver.
— Où est-elle ? Qui est le vandale ?
Elle l’observa attentivement.
— As-tu entendu parler de Chun ? Chun l’Inévitable ?
Liane réfléchit.
— Non.
— Il a volé la moitié de ma tapisserie, et l’a accrochée dans une salle de marbre, et cette salle se trouve dans les ruines au nord de Kaiin.
— Ah, murmura Liane.
— La salle est près du Lieu des Murmures, marquée par une colonne penchée portant un phénix et un lézard à deux têtes dans un médaillon noir.
— J’y vais, déclara Liane en se levant. Un jour pour arriver à Kaiin, un jour pour voler, un jour pour revenir. Trois jours.
Lith l’accompagna jusqu’à la porte.
— Prends garde à Chun l’Inévitable, souffla-t-elle.
Et sur ce Liane s’en alla en sifflotant, la plume rouge se balançant sur son chapeau vert. Lith le suivit des yeux, puis elle revint lentement vers la tapisserie d’or.
— Ariventa Dorée, chuchota-t-elle, mon cœur crie et saigne de regret pour toi…
Le Derna est un fleuve plus rapide et plus étroit que la Scaum, sa large sœur du sud. Et alors que la Scaum se prélasse dans une vaste vallée, tout empourprée de fleurs des champs et parsemée de châteaux croulants, blancs et gris, le Derna bondit dans des gorges encaissées que surplombent des pentes boisées.
Une antique route pavée de silex suivait jadis le cours du fleuve, mais ses méandres l’avaient coupée par endroits, et Liane, marchant vers Kaiin, était souvent contraint de quitter la chaussée et de faire des détours parmi les chardons et les hautes herbes sifflant dans le vent.
Le soleil rouge, planant à travers l’univers comme un vieillard se traînant vers son lit de mort, était très bas sur l’horizon quand Liane gravit l’Arête de Porphiron et contempla la blanche Kaiin et la baie azurée de Sanreale au-delà.
Juste en dessous, il y avait la place du marché, une confusion d’échoppes où l’on vendait des fruits, des quartiers de viande pâle, des mollusques des berges vaseuses, de ternes flacons de vin. Et la paisible population de Kaiin errait entre les étals, achetait de quoi subsister et traînait ses fardeaux vers ses demeures de pierre.
Au fond du marché se dressait une rangée de colonnes en ruines, comme des dents cassées : les piliers de l’arène construite à soixante mètres du sol par le roi fou Shin ; entre elles, dans un bosquet de lauriers, on distinguait le dôme lustré du palais, où Kandive le Doré régnait sur Kaiin et sur toute la partie d’Ascolais que l’on pouvait contempler du haut de l’Arête de Porphiron.
Le Derna, sa limpidité perdue, coulait par un réseau de sombres canaux et de canalisations souterraines, et finissant par se jeter entre des môles pourrissants dans la baie de Sanreale.
Un lit pour la nuit, pensa Liane, et puis au travail dans la matinée.
Il bondit dans l’escalier en zigzag, à droite, à gauche, à droite et déboucha sur la place du marché. Là, il prit une mine grave. Liane le voyageur n’était pas inconnu à Kaiin, et nombreux étaient ceux assez malintentionnés pour chercher à lui nuire.
Il s’avança posément dans l’ombre du rempart de Panone, tourna dans une étroite ruelle bordée de vieilles maisons de bois luisant de toutes les teintes de brun dans les rayons obliques du couchant, et arriva sur une petite place, devant la haute façade de pierre de l’Auberge des Magiciens.
L’aubergiste, un petit homme gras aux yeux tristes, avec un nez gras de la même forme que son corps, grattait des cendres sur le seuil. Il se redressa et courut derrière son comptoir.
— Une chambre, dit Liane, bien aérée, et un souper de champignons, de vin et d’huitres.
Le tavernier s’inclina humblement.
— Certes, monseigneur… et comment paieras-tu ?
Liane jeta sur le comptoir un sac de cuir, volé le matin même. L’aubergiste haussa les sourcils de plaisir en humant le parfum.
— Les boutons pilés du buisson de spase, apportés d’une terre lointaine, déclara Liane.
— Excellent, excellent… Ta chambre et ton souper seront prêts immédiatement.
Tandis que Liane mangeait, plusieurs autres clients de l’auberge apparurent et s’assirent près du feu, avec du vin, et la conversation devint générale, évoquant les sorciers du passé et les grands jours de la magie.
— Le grand Phandaal connaissait beaucoup de secrets aujourd’hui oubliés, dit un vieillard aux cheveux teints en orangé. Il attachait des fils blancs et noirs aux pattes des moineaux et les envoyait voler dans toutes les directions, à ses ordres. Et là où ils tissaient leur toile magique, de grands arbres apparaissaient, chargés de fleurs, de fruits, de noix ou d’ampoules de liqueurs rares. On dit que c’est ainsi qu’il tissa la grande forêt de Da sur les berges de l’Eau de Sanra.
— Ha, grogna un homme sombre vêtu de bleu foncé, de brun et de noir. Je peux en faire autant.
Il prit un morceau de ficelle, le fit claquer, tournoyer, prononça tout bas une parole, et la vitalité du schéma fondit la ficelle en une langue de feu rouge et jaune qui dansa, se tordit, courut le long de la table en tous sens jusqu’à ce que l’homme sombre l’éteigne d’un geste.
— Et moi je puis faire ceci, dit un individu en cape noire à capuchon, ornée de cercles d’argent.
Il tira de sous sa cape un petit plateau, le posa sur la table et saupoudra d’une pincée de cendres de l’âtre. Il prit ensuite un sifflet et lança une note claire, et du plateau s’élevèrent des poussières scintillantes aux couleurs chatoyantes, rouges, bleues, jaunes. La poussière plana et se dispersa en brillantes couleurs coruscantes, chaque grain de poussière en forme d’étoile, et chacune des explosions ou des bouffées s’accompagnait de la même note claire, le son le plus léger et le plus pur du monde. Les atomes de poussière se firent plus rares, le magicien siffla une note différente, et de nouveau ils s’élevèrent pour se disperser en merveilleuses gerbes étincelantes. Une troisième fois… un nouvel essaim de particules. Enfin le magicien rangea son sifflet, essuya le plateau, le remit sous sa cape et sombra dans le silence.
Tous les autres sorciers se pressèrent alors, et bientôt l’air au-dessus de la table grouilla de visions, vibra de sortilèges. L’un d’eux montra au groupe neuf couleurs nouvelles d’un charme et d’une irradiance ineffables ; un autre forma une bouche sur le front de l’aubergiste, une bouche qui invectiva l’assistance, au grand dam du malheureux car c’était avec sa propre voix. Un troisième exhiba un flacon de verre vert au fond duquel grimaçait une figure de démon ; un autre encore une boule de cristal pur qui roulait sur les ordres de son maître, lequel prétendait que c’était une boucle d’oreille du fabuleux Sankaferrin.
Liane avait attentivement observé tout cela, poussant des cris de joie devant le diable en bouteille, cherchant à détourner le cristal docile de son propriétaire, sans succès.
Liane se vexa, se plaignit que le monde était plein d’hommes au cœur de pierre, mais le sorcier à la boucle d’oreille de cristal resta indifférent, et, même quand Liane étala douze sachets d’épices rares, il refusa de se séparer de son jouet.
— Je ne désire que plaire à la sorcière Lith, supplia Liane.
— Fais-lui plaisir avec les épices, alors.
— Certes, mais elle n’a qu’un seul désir, dit ingénument Liane. Un bout de tapisserie que je dois voler à Chun l’Inévitable.
Il regarda tour à tour les visages soudain fermés et silencieux.
— Qu’est-ce qui provoque cette soudaine sobriété ? Holà, tavernier, apporte encore du vin !
Le sorcier à la boucle d’oreille grommela :
— Si le plancher était inondé de vin jusqu’aux chevilles, du riche vin rouge de Tanvikat, ce nom en lettres de plomb continuerait d’imprégner l’air.
— Ha, ha ! s’exclama Liane en riant. Que la plus petite gorgée de ce vin passe tes lèvres, et ses vapeurs effaceront tout souvenir !
— Vois ses yeux, murmura quelqu’un. Grands et dorés.
— Et prompts à voir, rétorqua Liane. Et ces jambes, promptes à courir, rapides comme la clarté des étoiles sur les vagues. Et ce bras, prompt à frapper avec l’acier. Et ma magie, qui m’offre un refuge dépassant toute connaissance. Observez donc. Voilà une magie des temps anciens.
Prenant son hanap, il but une longue gorgée de vin, puis il posa l’anneau de bronze sur sa tête, passa au travers et le ramassa dans l’obscurité. Quand il jugea que suffisamment de temps s’était écoulé, il passa de nouveau au travers.
Le feu pétillait, l’aubergiste était derrière son comptoir, Liane avait son hanap dans la main. Mais de l’assemblée de magiciens, il ne restait nulle trace. Perplexe, il regarda autour de lui.
— Et où sont mes amis magiciens ?
L’aubergiste tourna la tête.
— Ils se sont retirés dans leurs chambres ; le nom que tu as prononcé pesait sur leur âme.
Liane but son vin dans un silence songeur.
Le lendemain matin, il quitta l’auberge et prit un chemin détourné vers la Vieille Ville, un chaos gris de piliers effondrés, de blocs de grès érodé, de frontons écroulés aux inscriptions effacées, de terrasses envahies par la mousse. Des lézards, des serpents, des insectes rampaient dans les ruines ; il ne rencontra aucune autre forme de vie.
Cheminant avec précaution dans les décombres. Liane faillit buter sur un cadavre, le corps d’un jeune homme qui regardait le ciel de ses orbites vides.
Il sentit soudain une présence. Il bondit en arrière, dégainant à demi son épée. Un vieillard voûté l’observait, qui demanda d’une voix chevrotante :
— Que cherches-tu dans la Vieille Ville ?
Liane rengaina sa rapière.
— Le Lieu des Murmures. Peut-être pourras-tu m’indiquer le chemin.
Le vieil homme poussa un grognement au fond de sa gorge.
— Encore un ? Encore un ? Quand cela cessera-t-il…, marmonna-t-il, et il désigna le cadavre. Celui-ci est arrivé hier, cherchant le Lieu des Murmures. Il voulait voler Chun l’Inévitable. Regarde-le à présent… Allons, viens avec moi.
Le vieil homme se retourna et disparut derrière un éboulis. Liane le suivit. Le vieillard s’était arrêté devant un autre cadavre aux orbites vides et ensanglantées.
— Celui-là est venu il y a quatre jours, et il a rencontré Chun l’Inévitable… Et là-bas, derrière l’arche, il y en a un autre, un grand guerrier en armure. Et là… et là-là…là-bas… comme des mouches écrasées.
Ses yeux bleus chassieux se posèrent de nouveau sur Liane.
— Repars, jeune homme, repars de crainte que ton corps gise là dans son manteau vert et pourrisse sur les dalles.
Liane dégaina sa rapière et la brandit.
— Je suis Liane le voyageur ; que ceux qui m’offensent tremblent. Et où est le Lieu des Murmures ?
— Si tu tiens à le savoir, il est derrière cet obélisque écroulé. Mais tu y vas à tes risques et périls.
— Je suis Liane le voyageur. Le péril m’accompagne.
Le vieillard resta figé comme une vieille statue tandis que Liane s’éloignait à grands pas.
Mais il se demanda… Et si ce vieil homme était un agent de Chun, et à cette minute même en chemin pour aller l’avertir ? Mieux vaut prendre des précautions… Bondissant sur une haute corniche, il revint en courant vers l’endroit où il avait laissé le vieillard.
Le vieux arrivait, en marmonnant tout seul, courbé sur son bâton. Liane laissa choir sur sa tête un bloc de granit énorme. Un coup sourd, un gémissement, un écrasement… et Liane repartit.
Il passa hardiment devant l’obélisque écroulé dans une vaste cour… le Lieu des Murmures. Juste en face de lui s’ouvrait une longue et large salle et sur le seuil se dressait une colonne penchée, ornée d’un phénix et d’un lézard à deux têtes dans un médaillon noir.
Liane se fondit dans l’ombre d’un mur et guetta comme un loup, le moindre son, le moindre mouvement.
Tout était silencieux. Le soleil conférait aux ruines une sinistre splendeur. De tous côtés, à perte de vue, ce n’était que pierres croulantes, une solitude battue d’un million de pluies, jusqu’à ce que le souvenir de l’homme se dissipe et que la pierre ne fasse plus qu’un avec la terre.
Le soleil baissait dans le ciel bleu-noir. Liane sortit enfin de sa cachette et fit le tour de la salle. Il ne vit rien, ni personne.
Approchant du bâtiment par-derrière, il colla son oreille à la pierre. Elle était morte, sans vibrations. Il contourna le mur, regarda en haut, en bas, de tous côtés : une fissure. Il risqua un coup d’œil. Tout au fond d’une salle une tapisserie dorée était accrochée. À part ça, la pièce était vide.
Liane regarda autour de lui. Il n’y avait rien en vue. Il continua de contourner la salle.
Il trouva une autre brèche, il regarda à l’intérieur. Dans le fond, la tapisserie dorée était accrochée. Rien d’autre, ni à droite ni à gauche, rien à voir, aucun bruit.
Liane revint sur le devant, où ce n’était que poussière et silence.
Il voyait maintenant toute la salle. Nue, déserte, sauf pour ce bout de tapisserie dorée.
Il entra, à longs pas souples. Il s’arrêta au centre. De la lumière venait de tous côtés, sauf du mur du fond. Il y avait une dizaine de brèches par lesquelles il pourrait fuir, et aucun son à part celui de son cœur.
Il fit deux pas en avant. La tapisserie était presque à sa portée.
Il avança encore et d’un geste vif il l’arracha du mur.
Et derrière se tenait Chun l’Inévitable.
Liane hurla. Il pivota sur des jambes paralysées, et elles étaient de plomb, comme les jambes qui en rêve refusent de courir.
Chun sortit du mur et s’approcha. Son dos noir luisant était recouvert d’une cape de globes oculaires enfilés sur de la soie.
Liane courait, maintenant, comme le vent. Il bondissait, il volait. Le bout de ses pieds touchait à peine le sol. Hors de la salle, dans la cour, dans la solitude des statues brisées et des colonnes effondrées. Et derrière lui venait Chun, courant comme un chien.
Liane courut sur la crête d’un mur et franchit d’un bond un grand espace, au-dessus d’une fontaine détruite. Derrière lui venait Chun.
Liane se jeta dans une étroite ruelle, escalada un monceau de détritus, sauta sur un toit, plongea dans la cour. Derrière lui venait Chun.
Liane fonça dans une large avenue bordée de vieux cyprès rabougris, et il entendit Chun sur ses talons. Il se jeta dans une embrasure de porte, tira son anneau de bronze sur sa tête, jusqu’à ses pieds. Il l’enjamba, ramassa l’anneau dans l’obscurité. Le refuge. Il était seul dans le sombre espace magique. Disparu, invisible aux yeux et à la connaissance des mortels. Silence rêveur, espace mort…
Il sentit un mouvement derrière lui, un souffle d’air. À son côté, une voix annonça :
— Je suis Chun l’Inévitable.
Lith était assise sur sa couche sous les chandelles, tissant un bonnet de peaux de grenouilles. La porte de sa hutte était barrée, les volets des fenêtres fermés. Dehors, les ténèbres régnaient sur la Prairie de Thamber.
Un grattement à la porte, un grincement du loquet. Lith se figea en regardant fixement la porte.
— Ce soir, ô Lith, dit une voix, ce soir ce sont deux longs fils brillants pour toi. Deux parce que les yeux étaient si grands, si beaux, si dorés…
Lith ne bougea pas. Elle attendit une heure ; puis, se traînant vers la porte, elle écouta. Il n’y avait aucune sensation de présence. Non loin, une grenouille coassa.
Elle entrouvrit, trouva les fils et referma la porte. Elle courut à sa tapisserie dorée et glissa les fils dans la trame déchirée.
Et elle contempla la vallée dorée, le cœur malade de nostalgie, du mal d’Ariventa, et des larmes cachèrent la paisible rivière, la calme forêt d’or.
— La toile devient lentement plus large… Un jour ce sera fini, et je rentrerai chez moi…